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Mondes de l'éducation

Photo: Istock / alashi
Photo: Istock / alashi

Les géants du Web sous les feux de la contestation : le rôle décisif du mouvement syndical mondial

Publié 28 janvier 2022 Mis à jour 28 janvier 2022
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Des travaux de recherche publiés récemment par Carmen Ludwig et Edward Webster s’intéressent au rôle des fédérations syndicales mondiales dans la contestation du recours – parfois abusif - aux technologies numériques à l’échelle transnationale dans la région africaine. La recherche inclue notamment des activités en lien avec la campagne de l’Internationale de l’Éducation, Réponse mondiale contre la privatisation et la commercialisation de l’éducation.

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Au Kenya et en Ouganda, l’Internationale de l’Éducation a opposé une résistance efficace au phénomène de déprofessionnalisation des enseignant·e·s à travers l’embauche de personnel non qualifié par l’entreprise éducative à but lucratif Bridge International Academies (BIA). Parallèlement, dans le secteur des transports ougandais, le syndicat local des transports a bénéficié de l’aide de la Fédération internationale des ouvriers du transport afin de mettre au point sa propre application destinée à soutenir ses efforts d’organisation et mettre au défi les géants du Web mondiaux.

Bien que la puissance du capital mondial rende ce combat profondément inégal, les fédérations syndicales mondiales favorisent le développement d’un contre-pouvoir syndical, tant au niveau local que mondial. À une époque où les travailleurs et les travailleuses du monde entier s’efforcent de relever les multiples défis suscités par les géants du Web tels que Uber et Amazon, les résultats de notre recherche [1] soulignent le rôle important de l’activité syndicale mondiale, longtemps négligé dans le cadre des recherches sur le monde du travail.

La Réponse mondiale à la privatisation de l’éducation

La campagne de l’Internationale de l’Éducation contre la privatisation de l’éducation a vu le jour en réaction à l’expansion exponentielle des activités à but lucratif dans le domaine éducatif à l’échelle planétaire. Cette mobilisation coordonnée et collaborative à l’échelon mondial, régional et national entendait faire pression sur les principales parties prenantes afin de s’attaquer à la privatisation de l’éducation, et en son sein, à différents niveaux.

"En facilitant le transfert des connaissances et l’apprentissage mutuel, la campagne de l’Internationale de l’Éducation a joué un rôle important dans le renforcement des capacités des syndicats locaux au Kenya et en Ouganda."

BIA, une société privée à but lucratif, apparaît comme le « cheval de bataille du capitalisme créatif », s’employant à améliorer l’accès à l’éducation pour les pauvres, a déclaré Shannon May, cofondatrice de Bridge, à l’auteur Joel Bakan (2020 : 122). La standardisation de l’enseignement par le numérique figure au centre de son modèle économique. Préoccupée par l’impact de cette McDonaldisation du processus d’apprentissage, l’Internationale de l’Éducation a entrepris des recherches sur la question au Kenya et en Ouganda, des pays dans lesquels BIA a connu une croissance rapide. Ces recherches ont notamment établi le recours à la technologie numérique pour déprofessionnaliser les enseignant·e·s et réduire les coûts de façon importante. Plutôt que de se tourner vers des enseignant·e·s qualifié·e·s, BIA emploie du personnel non qualifié à bas salaire, dispensant des cours dictés à leurs élèves à partir de tablettes numériques — des « ordinateurs enseignants ». En proposant ainsi ouvertement, en tant qu’alternative aux écoles publiques, des établissements scolaires à bas coût et à but lucratif, BIA se présente comme une menace directe pour l’enseignement public.

Les deux syndicats de l’éducation basés en Ouganda et au Kenya sont convenus de l’importante contribution apportée par la campagne Réponse mondiale de l’Internationale de l’Éducation à la lutte contre la privatisation de l’éducation dans leur pays. Ainsi que l’a expliqué le représentant du syndicat ougandais de l’éducation (UNATU) : « Il ne s’agissait pas seulement de faire obstacle à Bridge, mais aussi de considérer l’éducation dans son ensemble et comme un droit, en vertu duquel les enfants en âge d’être scolarisés devraient bénéficier d’une éducation de qualité ».

En facilitant le transfert des connaissances et l’apprentissage mutuel, la campagne de l’Internationale de l’Éducation a joué un rôle important dans le renforcement des capacités des syndicats locaux au Kenya et en Ouganda. Un représentant du syndicat kenyan de l’éducation (KNUT) souligne que leur campagne a vu le jour grâce à « la solidarité transfrontalière », dans le contexte de l’organisation, par l’Internationale de l’Éducation, de réunions avec d’autres syndicats de l’éducation au Libéria, au Nigeria et en Ouganda, afin de tirer les leçons de leurs expériences.

Dans les deux pays, la campagne a engagé un dialogue avec des membres du parlement et du gouvernement, jugés réceptifs par les deux syndicats. La sécurité des étudiant·e·s est apparue comme une préoccupation importante : au Kenya, l’audit du gouvernement a révélé que près des trois quarts des écoles de BIA ne respectaient pas les normes de sécurité et d’infrastructure.

Le succès de la campagne doit beaucoup à la capacité de l’Internationale de l’Éducation à mettre à profit le public, ce que nous appelons le pouvoir sociétal (Schmalz, Ludwig et Webster 2018) [2]. Pour ce faire, l’Internationale de l’Éducation a su influencer le discours public (à travers des recherches et des actions de protestation, par ex.) et elle a noué des alliances avec les organisations de la société civile. Depuis 2015, les organisations de la société civile adressent chaque année une lettre ouverte aux investisseurs, aux bailleurs de fonds et à la Banque mondiale les exhortant à cesser tout financement à l’endroit de BIA et des prestataires d’éducation commerciaux.

Face à ces efforts de plaidoyer conjoints, la Société financière internationale (SFI), organe de financement du secteur privé de la Banque mondiale, a décidé en 2020 de geler la totalité de ses investissements dans les écoles primaires et secondaires payantes du secteur privé. Cette décision a marqué un tournant majeur dès lors que la privatisation de l’éducation avait été mise en avant par l’organe de financement du secteur privé du Groupe de la Banque mondiale comme un axe important de sa politique d’investissement.

L’organisation « numérique » via des applications syndicales en Ouganda

Le syndicat ougandais Amalgamated Transport and General Workers’ Union (ATGWU) a été confronté à deux problématiques distinctes : premièrement, répondre à l’informalisation croissante du secteur des transports, consécutive à la privatisation et deuxièmement, à l’arrivée de sociétés de plateforme multinationales telles que Uber et Taxify, qui menaçaient les moyens de subsistance des opérateurs des transports publics informels.

"Le soutien de l’ITF vise principalement à renforcer le pouvoir associatif non seulement de son affilié mais aussi dans le secteur des transports en général"

L’ATGWU a pris la décision stratégique d’organiser en masse les chauffeurs informels de taxi et mototaxi en affiliant leurs associations informelles existantes (Spooner et Mwanika 2018). Le syndicat a adopté des outils numériques afin de fournir des services et donner des moyens d’action à ses nouveaux membres et pour contester l’exploitation de cette main-d’œuvre par les multinationales. Fort de ses associations membres, l’ATGWU a réussi à mettre au point deux applications qui sont toutes deux en service à l’heure actuelle et font partie intégrante de la stratégie d’organisation du syndicat :

  • L’application KAMBE vise à servir les membres et facilite la collecte des cotisations syndicales auprès des travailleurs informels, la gestion de la base de données des membres et l’échange entre ces derniers. Seuls les membres de l’ATGWU ont accès à l’application ainsi qu’à d’autres avantages tels que des dispositifs de prêt et des régimes d’assurance.
  • L’application SOT Boda est exclusivement dédiée au transport en mototaxi. Tous les chauffeurs y ont accès dans des conditions équitables et indépendamment de toute appartenance syndicale. Les premières expériences sont encourageantes car le nombre de chauffeurs et de passagers utilisant l’application est en progression.

La Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) a apporté son soutien à son affilié ougandais en menant des recherches, en organisant des ateliers de renforcement des capacités et en mobilisant des ressources. L’application dédiée aux membres est en cours de modification afin de s’adapter aux besoins des syndicats d’autres pays. Le soutien de l’ITF vise principalement à renforcer le pouvoir associatif non seulement de son affilié mais aussi dans le secteur des transports en général, où une grande partie de la main-d’œuvre est informelle et où les cotisations syndicales ne sont pas défrayées par les employeurs. L’ITF encourage également à expérimenter de nouvelles possibilités d’organisation numérique.

Consolider le pouvoir syndical (mondial)

Le virage numérique introduit un nouvel enjeu pour le mouvement syndical : s’il est vrai qu’il accentue l’exploitation de la main-d’œuvre à l’échelle mondiale, il peut cependant servir à faciliter de nouvelles formes d’activisme syndical transnational.

Comme le soulignent nos recherches, les syndicats mondiaux ont effectivement un rôle important à jouer, bien qu’ils ne puissent que renforcer, et non remplacer, les activités des syndicats locaux sur le terrain. Ces travaux mettent ainsi en relief la pertinence particulière de l’apprentissage transnational – fondé sur la recherche et l’échange d’expériences – pour les syndicats locaux, un processus soutenu par les deux fédérations syndicales mondiales. Ils évoquent ensuite la capacité des syndicats mondiaux à renforcer la position de leurs membres dans le rapport de force (leurs "ressources de pouvoir"), en faisant office de passerelle entre les différents niveaux de l’action syndicale.

Du fait de leur capacité à osciller entre l’échelon local et l’échelon mondial, les syndicats sont mieux à même de contester l’application brutale du pouvoir du capital mondial et ses stratégies d’accumulation.

Bibliographie

Bakan, J, (2020), The New Corporation. How “Good” Corporations are Bad for Democracy. New York: Vintage.

Schmalz, S., C. Ludwig et E. Webster (2018), The Power Resources Approach: Developments and Challenges. Global Labour Journal, 9(2): 113-134.

Spooner D. et J. M. Mwanika (2018), Transforming Transport Unions through Mass Organisation of Informal Workers: A Case Study of the ATGWU in Uganda. Global Labour Journal, 9(2) : 150-166.

1. ^

Contesting Digital Technology through new forms of transnational activism in Africa, Southern Centre of Inequality Studies, 2021.

2. ^

Le concept des ressources de pouvoir est utilisé en tant qu’outil pour reconstruire le mouvement des travailleur·euse·s et réfléchir à des pratiques syndicales novatrices ainsi qu’à des processus de redynamisation (Schmalz, Ludwig et Webster, 2018).

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.