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Mondes de l'éducation

St Francis Primary School, Buddo Kampala, Uganda (2017). GPE/Livia Barton/Flickr
St Francis Primary School, Buddo Kampala, Uganda (2017). GPE/Livia Barton/Flickr

Le poison de l’école privée

Publié 14 décembre 2022 Mis à jour 15 décembre 2022
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Si partout dans le monde il existait une école publique gratuite et de qualité, l’existence d’écoles privées ne poserait sans doute pas beaucoup de problèmes. Malheureusement ce n’est pas le cas, et l’expansion du système d’éducation privée constitue un grand danger pour la scolarisation universelle et pour une éducation de qualité, fondements d’une société inclusive et égalitaire.

L’école privée, une entreprise comme les autres

Les problèmes les plus évidents posés par les écoles privées sont tout simplement liés au fait qu’elles fonctionnent le plus souvent [1] comme des entreprises. La contrainte de l’équilibre financier ou des bénéfices à réaliser a des conséquences immédiates.

Tout d’abord, les recettes. En-dehors des cas où les écoles privées reçoivent des subventions publiques – et alors on se demande pourquoi l’Etat n’investit pas plutôt dans le système éducatif public – l’accès des élèves aux écoles privées est payant. Les frais de scolarisation, même considérés comme modiques par certains, constituent toujours un frein pour les familles les plus modestes. Peuvent coexister dans un même pays une myriade d’écoles aux tarifs très variables, plus ou moins accessibles selon les revenus des familles. Cette discrimination, cette séparation des enfants selon la catégorie sociale de leurs parents peut avoir des conséquences à long terme sur l’équilibre de la société.

Ensuite, les dépenses. L’immense partie des dépenses d’éducation est liée aux salaires des personnels. Lorsqu’ils en ont la possibilité, les propriétaires d’écoles privées cherchent donc souvent à minimiser cette dépense, de plusieurs façons. Soit en recrutant des personnes moins qualifiées, ce qui dégrade la qualité de l’éducation. Soit en proposant des salaires très bas, ce qui démotive des candidats qualifiés pour enseigner. Soit en augmentant le nombre d’heures de cours par semaine pour le personnel enseignant, ou le nombre d’élèves par classe. Ou encore en demandant aux personnels d’accomplir des tâches supplémentaires. Ou bien tout à la fois. Ces conditions de travail dégradées vont souvent de pair avec des politiques fermes d’interdiction de syndicats. Les personnels ont alors deux choix possibles : accepter ou partir.

L’argent au beau milieu de l’acte éducatif

Ce qui est moins souvent décrit, et plus difficile à cerner, est l’influence de la relation d’argent dans le fonctionnement de l’école, jusqu’à l’intérieur de la classe.

En tant qu’entreprise, l’école privée évolue dans un marché concurrentiel, qui lui impose, pour lutter pour sa survie, de conserver – et donc de satisfaire – sa clientèle, les élèves, et d’en attirer sans cesse davantage. Pour cela, tous les moyens sont parfois bons, comme la pré-sélection des élèves que l’on présente à un examen afin d’afficher un meilleur taux de réussite.

« Au cœur de la classe, dans les écoles privées, les objectifs fondamentaux de l’éducation peuvent être remis en cause, comme par exemple, l’équité de traitement et le respect des règles de vie en commun, le respect des programmes scolaires et de l’expertise que le ou la professeur·e a acquise par sa formation et son expérience. »

Il y a plus pernicieux encore. Dès lors qu‘une famille verse de l’argent pour que son enfant aille en classe, toutes les relations entre les différentes parties – personnel de direction, personnel enseignant, parents et élèves - sont affectées. Les familles risquent d’avoir des exigences qu’elles estiment légitimes en raison de l’effort financier auquel elles consentent. Comme par exemple, la modification du programme scolaire, le relèvement de notes, le passage dans la classe supérieure ou la validation d’un diplôme. Les élèves risquent de voir le ou la professeur·e comme étant subordonné·e à leurs demandes ou comportements, l’empêchant d’exercer sa fonction dans les règles éthiques de la profession. La direction de l’école, qui voit les parents comme des clients qu’il faut satisfaire, risque de prendre leur parti face aux personnel enseignant et d’imposer des méthodes pédagogiques ou des comportements qu’ils ou elles désapprouvent.

De nombreux témoignages d’enseignantes et d’enseignants illustrent ces dérives, comme celui de Luc Nhyomog, président du syndicat des travailleurs des établissements scolaires privés du Cameroun :

« Pour le fondateur qui en réalité est le vrai chef d'établissement du fait de son argent qu'il a investi et entend rentabiliser, le parent est un client devant qui il faut se soumettre pour mériter le renouvellement de sa confiance. Il est donc hors de question que le parent se plaigne même à tort d'un enseignant à la suite des déclarations de son enfant. L'enseignant est repris sans façons devant le parent et parfois devant l'élève. Bien sûr dans ce cas, l'enseignant qui veut être gardé, n'est plus guidé par les exigences de sa profession, mais des caprices du fondateur sous le couvert du directeur. L'élève peut refuser d'exécuter les ordres de l'enseignant, ne pas faire venir son parent en cas de convocation, sans que cela ne fasse l'objet de mesure visant à protéger l'autorité de l'enseignant, même du directeur. Il arrive que le parent ne réponde pas à une convocation au sujet du travail de son enfant, au moment où l'école en a besoin. Alors pas question que l'enfant soit mis dehors pour obliger le parent à se présenter. »

Même si, fort heureusement, le niveau de pression n’atteint pas ces extrémités partout dans le monde, on voit ainsi qu’au cœur de la classe, dans les écoles privées, les objectifs fondamentaux de l’éducation peuvent être remis en cause, comme par exemple, l’équité de traitement et le respect des règles de vie en commun, le respect des programmes scolaires et de l’expertise que le ou la professeur·e a acquise par sa formation et son expérience.

A contrario, mon expérience d’enseignant fonctionnaire en mathématiques dans des établissements du second degré public en France m’a montré combien la réussite au concours me mettait à l’abri de toute critique ou pression sur mes compétences disciplinaires. Le statut de fonctionnaire et le droit syndical me mettaient par ailleurs à l’abri de toute pression de la direction d’établissement concernant d’éventuelles dérogations au statut, comme des heures de cours supplémentaires par exemple. Protections qui font très souvent défaut dans les écoles privées.

Des Etats impuissants ou complices ?

En laissant ainsi coexister deux systèmes parallèles en concurrence, avec sur le papier les mêmes missions, les Etats affaiblissent lentement et indirectement l’Ecole publique. En effet, les principes de fonctionnement des écoles privées, caractérisé souvent par un droit syndical réduit voire absent pour les personnels, un niveau de qualification et de rémunération inférieur, et des pratiques dérogatoires concernant les matières enseignées, le contenu des cours et/ou les règles de notation et de certification, risquent de constituer progressivement une nouvelle norme, vers laquelle le système public devrait s’aligner. Ce risque est accentué par le fait que les Etats ne prennent pas souvent la peine d’étendre aux écoles privées le contrôle exercé sur les écoles publiques : respect des qualifications et des rémunérations, de la liberté pédagogique, de l’égalité de traitement des élèves en matière d’évaluation, etc. On observe d’ailleurs dans les systèmes d’éducation publique, de manière croissante, des logiques de concurrence, venues du secteur privé. Elles peuvent prendre la forme de subtiles sélections d’élèves, par des choix d’options ou de filières où les milieux les plus favorisés sont sur-représentés.

Souvent, des Etats se retranchent derrière le manque de moyens pour laisser les écoles privées ouvrir et opérer. Or il existe toujours des marges de manœuvre pour prélever des taxes et des impôts, il s’agit d’une question de volonté politique. En outre, l’argent donné par les familles à la direction d’une école serait mieux investi sous forme d’impôts qui permettraient à la collectivité de mieux organiser le système éducatif public, depuis la formation du personnel enseignant jusqu’à la construction d’écoles. Le comble est atteint lorsque les écoles privées bénéficient de subventions de la part de l’Etat, plus ou moins directes. Il peut s’agir de rémunération des personnels ou de bourses pour faciliter la scolarisation d’élèves dans des écoles privées.

Il devient ainsi difficile de faire la différence entre les difficultés réelles d’un Etat, son indifférence, et l’encouragement tacite, voire actif, du secteur privé.

Il serait vivement souhaitable, dans l’intérêt des élèves et du personnel éducatif, que les Etats s’en tiennent à un objectif : ‘une place à l’école publique pour chaque enfant avec un enseignant ou une enseignante formé·e et un environnement de qualité’. Et un principe : ‘argent public pour l’école publique’.

1. ^

La réglementation concernant les écoles privées varie beaucoup d’un pays à l’autre. Dans un même pays, il peut exister une grande variété d’écoles privées, certaines élitistes et très reconnues, d’autres médiocres. Ce court article ne permet pas d’entrer dans ce niveau de détail et propose un aperçu de tendances générale à l’œuvre dans de nombreux pays.

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.