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Mondes de l'éducation

Guy Bell  / Shutterstock / Isopix
Guy Bell / Shutterstock / Isopix

Guerre en Europe : les syndicats doivent s'unir pour défendre la démocratie

Publié 11 mars 2022 Mis à jour 23 mars 2022
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" Nous savons qu’ils mentent,

Ils savent aussi qu’ils mentent,

Ils savent que nous savons qu’ils mentent,

Nous savons aussi qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent,

Et pourtant ils continuent à mentir."

Aleksandr Isajevitsj Solzhenitsyn (1918-2008)

Un crime d’agression

Vladimir Poutine n'aurait pas pu rendre davantage justice à l'observation cynique de Soljenitsyne. Le 24 février, il a justifié son « opération militaire » en affirmant à tort qu'au cours des huit dernières années, le régime de Kiev avait commis un génocide contre les populations russes dans le Donbass et que l'Ukraine devait être démilitarisée et dénazifiée.

Deux jours plus tôt, le 22 février, la Confédération syndicale internationale (CSI) et la Confédération européenne des syndicats (CES) avaient publié sur leur site Internet une déclaration sur le conflit russo-ukrainien. Elles appelaient « à la fin immédiate des hostilités et du conflit dans l'est de l'Ukraine, et (à) des négociations de bonne foi pour résoudre la crise dans l'intérêt du peuple ». Appeler les deux pays à mettre fin immédiatement aux hostilités était aussi déplacé que l’aurait été un tel appel à l'Allemagne et à la Pologne le 31 août 1939, un jour avant l'invasion de la Pologne par Hitler. Le 22 février, nos camarades de la CSI et de la CES auraient déjà pu prévoir que M. Poutine envahirait, une fois de plus, l'Ukraine. La seule question était de savoir s'il occuperait les deux régions rebelles ukrainiennes de Donetsk et Louhansk ou s’il se dirigerait directement vers Kiev pour soumettre tout le pays. Comme nous le savons maintenant, il a choisi la seconde option.

Une explication de leur déclaration inappropriée pourrait être que les dirigeant·e·s de la CSI et de la CES ne voulaient pas offenser la plus grande organisation russe membre de la CSI, la FNPR, mais il est plus probable qu'il·elle·s aient partagé la naïveté, réelle ou feinte, de certains gouvernements occidentaux concernant les intentions de M. Poutine - malgré son invasion de la Géorgie en 2008, l'annexion de la Crimée en 2014 et la grave détérioration des droits civiques en Russie pendant son mandat.

Heureusement, le 25 février, la CSI et la CES ont publié une deuxième déclaration condamnant clairement le crime d'agression de M. Poutine.

C'est exactement ce dont des millions de personnes dans le monde ont été témoins au cours des deux dernières semaines. Pas une guerre entre les peuples de la Russie et de l'Ukraine, mais un crime d'agression commis par M. Poutine, l'autocrate qui semble vivre dans une réalité qui n'existe que dans son esprit, et qui semble croire qu'il peut, en toute impunité, redessiner la carte de l'Europe et bousculer l'ordre mondial.

La guerre est cruelle et laide en soi. Mais lorsque despopulations et des infrastructures civiles sont prises pour cible et lorsque des armes à sous-munitions et d'autres moyens de destruction interdits sont déployés pour semer le chaos et la terreur, la guerre devient un crime contre l'humanité. Les centaines de milliers de personnes, principalement des femmes et des enfants, qui tentent de s'enfuir du pays, témoignent de la cruauté de la machine de guerre de M. Poutine. L'Internationale de l'Education a exprimé sa solidarité avec les syndicats ukrainiens de l'enseignement et apporte son soutien à ces organisations. Le Syndicat des travailleur·euse·s de l'éducation et des sciences d'Ukraine (TUESWU) a demandé à sa fédération mondiale de persuader l'OTAN de fermer le ciel de son pays. Il a rapporté qu'au cours des dix premiers jours de la guerre, plus de trois mille civil·e·s, dont des enfants, ont perdu la vie, tandis que des zones résidentielles, des hôpitaux et des écoles ont été bombardés dans de nombreuses régions du pays. Selon la Coalition mondiale de protection de l'éducation contre les attaques (GCPEA), plus de 210 établissements d'enseignement ont été endommagés ou détruits depuis le début de l'invasion de l'Ukraine le 24 février. La fermeture d'écoles et d'établissements d'enseignement à l'échelle nationale a touché l'ensemble de la population d'âge scolaire - 5,7 millions d'élèves entre 3 et 17 ans et plus de 1,5 million d’étudiant·e·s inscrit·e·s dans des établissements d'enseignement supérieur.

Le dilemme de la zone d'exclusion aérienne

La réponse de la communauté internationale a été claire et nette. Le 2 mars, une session extraordinaire de l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution - avec 141 pays pour, 5 pays contre et 35 abstentions - exigeant que la Fédération de Russie mette immédiatement fin à son recours illégal à la force en Ukraine et retire toutes ses troupes. Cette unité étonnante dont ont fait preuve les États membres de l'OTAN et de l'UE s'est traduite par des sanctions sévères imposées à M. Poutine et à son entourage dans le but de nuire au trésor de guerre russe. Jamais un État membre de l'ONU n'a été frappé par des sanctions aussi sévères. Cependant, les demandes du gouvernement ukrainien à l'OTAN d'imposer une zone d'exclusion aérienne sur son territoire ont été rejetées. Ce rejet pose la question de savoir quelle ligne doit franchir M. Poutine avant que les démocraties occidentales n'interviennent directement et avec force ? L'explication donnée est que l'Ukraine se trouve au-delà des frontières de l'OTAN et qu'une guerre avec M. Poutine est à éviter à tout prix. Cette réponse faible et insatisfaisante peut renforcer M. Poutine dans son opinion qu'il peut défier le droit international et piétiner l'Ukraine en causant la mort et la destruction sans le risque d'une réponse militaire au-delà de la lutte vaillante, bien que solitaire, des braves militaires et volontaires civil·e·s ukrainien·ne·s.

Il convient de rappeler qu'en 1999, lorsque les forces armées serbes et yougoslaves ont terrorisé la population albanophone du Kosovo, la forçant à fuir son pays en direction de la Macédoine et l'Albanie voisines, l'OTAN est effectivement intervenue hors de ses frontières. Elle a mené une campagne de bombardements aériens sur Belgrade obligeant le Président serbe Milošević à retirer ses troupes de la province autonome serbe. S'il existe des similitudes remarquables entre la guerre russo-ukrainienne et le conflit du Kosovo (le prétexte de Milosevic pour intervenir militairement était de protéger la minorité de langue serbe vivant au Kosovo contre les Kosovar·e·s de langue albanaise), il y a bien sûr une importante différence. M. Milošević n'avait pas d'armes nucléaires pour intimider le monde.

Éruption de solidarité

L'opinion publique dans les pays occidentaux, nourrie par des images de guerre, d'Ukrainien·ne·s courageux·euses résistant à la machine de guerre de M. Poutine, de bombardements aveugles de populations civiles et d'environ deux millions de personnes réfugiées, s'est presque instantanément retournée contre la Russie. De grandes manifestations partout en Europe et en Amérique du Nord ont montré une éruption de solidarité avec le peuple ukrainien.

L'Europe a ouvert ses frontières pour accueillir un grand nombre des personnes déplacées. Des pays comme la Pologne et la Hongrie, qui ont toujours été réticents ou ont même refusé les appels de l'UE à ouvrir leurs frontières aux personnes exilées de Syrie et d'autres lieux de guerre, accueillent désormais la majeure partie des populations réfugiées ukrainiennes.

Les fédérations syndicales mondiales et les syndicats nationaux en Europe ont lancé des campagnes de solidarité pour soutenir leurs collègues en Ukraine. De nombreuses autres initiatives ont été prises. Par exemple, le 28 février, le Syndicat lituanien de l'éducation et des sciences a organisé dans toutes les écoles du pays une leçon nationale sur l'histoire de l'Ukraine afin de contrer les mensonges historiques utilisés par M. Poutine pour justifier son invasion.

Peu de solidarité a été manifestée avec les Russes qui sont ou seront également victimes de ce conflit. La plupart des Russes sont contre la guerre mais ont peur d'entrer en dissidence et sont constamment mal informé·e·s par les médias d'État. Les quelques médias indépendants en Russie qui ont publié et diffusé des informations plus équilibrées et précises sur la guerre ont été fermés, laissant le peuple russe à la merci de la machine de propagande de M. Poutine. Non seulement le peuple russe souffre des sanctions financières, mais il est également frappé par des initiatives privées de boycott, dont certaines sont injustifiées. Les athlètes sont banni·e·s à titre individuel des Jeux paralympiques, les clubs de football sont expulsés de l'UEFA, les spectacles des troupes de théâtre russes annulés et les programmes d'échange d'étudiant·e·s interrompus. Pour quels résultats ? La russophobie n'est pas la solution. C'est une attaque de M. Poutine contre la démocratie libérale de l'Ukraine et, dans une certaine mesure, c'est aussi une attaque contre ce qui reste de la démocratie russe.

On a observé des manifestations contre la guerre dans de nombreuses villes russes, qui ont provoqué des milliers d'arrestations et une nouvelle loi imposant des peines de 15 ans de prison pour diffusion d’informations contraires à la position du gouvernement russe sur l’ « opération militaire spéciale » en Ukraine. Parmi les Russes qui se sont réuni·e·s pour protester contre la guerre se trouvaient cinq mille enseignant·e·s qui ont signé une lettre ouverte adressée à M. Poutine. Il·elle·s ont souligné que :

« La guerre contre l'Ukraine n'est pas notre guerre. L'invasion de l'Ukraine a commencé au nom des citoyen·ne·s russes, mais contre notre volonté. Nous sommes enseignant·e·s et la violence est en contradiction avec l'essence même de notre métier. Dans le feu de la guerre, nos étudiant·e·s périront. La guerre conduira inévitablement à une aggravation des problèmes sociaux de notre pays. Nous soutenons les manifestations anti-guerre et exigeons un cessez-le-feu immédiat. »

Les initiateurs ont dû retirer la lettre ouverte de leur site Web « Les enseignant·e·s contre la guerre » après la nouvelle répression de la liberté d'expression par M. Poutine le 4 mars. Ces restrictions, ainsi que l'arrestation de manifestant·e·s russes, sans parler du scannage par les forces de police des SMS sur les smartphones des gens dans les rues de Moscou, sont les signes orwelliens d'un État policier.

Un avenir démocratique pour la Russie

Les citoyen·ne·s russes ordinaires doivent être encouragé·e·s et aidé·e·s à protéger leurs propres droits démocratiques plutôt que d'être repoussé·e·s, les aliénant du reste de l'Europe. Le mouvement syndical doit également garder cela à l'esprit. Les syndicats russes, comme d'autres syndicats de l'ex-Union soviétique, ont rejoint le mouvement syndical libre international au début des années 90 du siècle dernier. Bien que reconnues comme des organisations indépendantes, la plupart n'ont jamais été entièrement à l'abri de l'ingérence du gouvernement. Leur indépendance, dans la mesure où elle existait, était souvent limitée au secteur industriel qu'ils représentaient. Le Syndicat russe de l'éducation, par exemple, a pu fonctionner de manière indépendante en tant que syndicat professionnel. Alors que les traits autocratiques de Poutine s'emparent progressivement de la « démocratie dirigée » de Russie, les syndicats marchent sur des œufs. Pire, certains se sentent obligés de soutenir les plans de leur Président. Le 24 février, la confédération syndicale russe FNPR, à la consternation de ses organisations sœurs européennes, a même publié une déclaration approuvant « l'opération militaire » de M. Poutine. Les membres ukrainiens et européens de la CSI/CES ont immédiatement exigé que l'organisation russe soit expulsée du mouvement syndical mondial et européen. Bien que leur colère et leur indignation soient largement partagées, ces sentiments ne doivent pas conduire à des expulsions précipitées. Au contraire, ils devraient intensifier le dialogue avec le mouvement syndical russe qui représente un formidable potentiel de changement démocratique. Leur demander aujourd'hui de dénoncer publiquement les crimes de guerre de leur Président, c'est les mettre dans la gueule du loup. Leur tourner le dos reviendrait à renoncer à l'espoir d'un avenir démocratique pour la Russie en Europe.

Démocratie contre autocratie

Les générations futures d'écolier·e·s seront appelées à mémoriser la date du 24 février 2022 comme le jour où une démocratie jeune et fragile a été prise d'assaut par un régime autoritaire connu pour son mépris des démocraties occidentales, qui, selon le régime, sont « faibles, chaotiques et dépravées ». Au cours de la dernière décennie, M. Poutine a tenté de semer la division et de saper la démocratie en Europe et dans les Amériques en soutenant des partis d'extrême droite, en lançant des cyberattaques, en diffusant de fausses informations et en manipulant les élections. Dans un sermon incroyablement glaçant donné le 6 mars, le chef de l'église russo-orthodoxe, un allié de Poutine, a soutenu l'invasion russe. Le patriarche Cyrille a déclaré à son auditoire moscovite que l'opération militaire n'était rien de moins que « le salut de l'humanité ». Il a dit que l'Ukraine voulait appartenir à un club de pays qui soutiennent les droits des homosexuels, étant ainsi forcée de « pécher » et de renier « Dieu et Sa Vérité ».

L'invasion russe de l'Ukraine n'est bien sûr pas un conflit religieux, mais un affrontement entre deux systèmes politiques - la démocratie et l'autocratie - avec le peuple ukrainien au premier plan. Indépendamment de son issue, elle aura de graves conséquences géopolitiques.

La tragédie qui frappe le peuple ukrainien aujourd'hui sensibilisera peut-être davantage les personnes vivant dans les démocraties du monde entier à la vulnérabilité de leurs systèmes politiques et à l'impératif de défendre et de protéger les valeurs démocratiques qu'elles partagent. Ce réveil, cependant, ne doit pas seulement se traduire par une augmentation des budgets de la défense, mais aussi par une vie meilleure et plus juste pour toutes et tous. Le danger des campagnes de désinformation soutenues par les autocrates russes, chinois et autres est qu'elles peuvent convaincre les gens que la démocratie ne fonctionne pas et ne peut pas fonctionner. Un scepticisme sain est bon. Le cynisme destructeur est dangereux. Cela conduit à la polarisation, attise la haine et incite les gens à renoncer à la démocratie. Le courage des Ukrainien·ne·s risquant leur vie pour sauver leur démocratie incitera peut-être celles et ceux qui vivent dans les pays libres à prendre la peine d'aller voter et à devenir des citoyen·ne·s actif·ive·s afin que les forces autoritaires ne volent pas leurs démocraties sans coup férir.

Education et démocratie

Les enseignant·e·s ont un rôle essentiel à jouer pour faire comprendre les valeurs démocratiques, encourager la pensée critique et former des citoyen·ne·s actif·ive·s. Le 8e Congrès mondial de l'IE à Bangkok a tiré la sonnette d'alarme sur l'érosion de la démocratie. Pour cette occasion, nous avons produit un livre, basé sur l'expérience des organisations membres, « Education & Démocratie, 25 Leçons de la profession enseignante ». Dans la préface du livre, l'historien Timothy Snyder décrit succinctement la mission démocratique de l'éducation :

« La démocratie dépend d'un monde commun que nous pouvons toutes et tous essayer de comprendre ensemble. Si le peuple doit gouverner, ce que signifie la démocratie, le peuple doit voir, saisir, partager et améliorer le monde qui l'entoure.

Tout cela est possible, mais rien n'est automatique. Un tel monde ne peut être construit que par les enseignant·e·s, les écoles et les syndicats qui les soutiennent.

Si on veut la démocratie, il faut l'exiger, et il faut pouvoir éduquer des enfants qui vont la faire et la refaire ».

Le contenu et les avis exprimés dans ce blog sont ceux de son auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle de l’Internationale de l’Education.